Alcidia Vulbeau : La Seine-Saint-Denis comme terrain de jeu culinaire
En plein cœur des Puces de Saint-Ouen, Le Café Jaune et Bonne Aventure sont devenus des institutions du quartier. Proposant une cuisine décomplexée et inventive, les deux adresses sont celles de la cheffe Alcidia Vulbeau, qui a grandi sur l’Île Saint-Denis. De la Seine-Saint-Denis insulaire à Nantes, la cheffe revient pour le In Seine-Saint-Denis sur son parcours atypique et engagé.
Hello Neuf Trois : Bonjour Alcidia, peux-tu te présenter ?
Alcidia : Je suis Alcidia Vulbeau, j’ai presque 40 ans et je suis cheffe co-propriétaire de Bonne Aventure et du Café Jaune, juste à deux pas. J’ai grandi sur l’Île Saint-Denis, ai fait mes études aux Beaux-Arts de Nantes puis suis revenue en région parisienne pour travailler dans le monde de l’édition. Je me suis reconvertie dans la restauration il y a plus de dix ans, avec le choix de m’installer en Seine-Saint-Denis pour l’ouverture de Bonne Aventure, un bistrot-cave à vins.

H93 : Grandir sur l’Île Saint-Denis, c’était comment ?
A : C’est de bons souvenirs ! c’est une petite île et il y a un vrai esprit insulaire, avec ses bons et ses mauvais côtés. J’ai fait mes études à Saint-Denis, j’étais au lycée Paul Eluard. Je passais mes week-ends à la MJC (Maison de la Jeunesse et de la Culture), c’est de bons souvenirs. A cette période, j’étais tellement surprise et choquée des préjugés sur le département, de ce qu’on lisait dans les média. Tout était toujours négatif et violent, alors que ma réalité était totalement différente et beaucoup plus joyeuse !
H93 : Comment tu as fait pour te retrouver dans le monde de la cuisine ?
A : C’est venu un peu par hasard. Après mes études à Nantes, je suis revenue en région parisienne. Je n’avais pas de lien direct avec la restauration, mais mon pouvoir d’achat évoluant, j’ai commencé à découvrir la scène culinaire parisienne, notamment la néo-cuisine avec le Septime ou le Châteaubriand. C’était un monde plus accessible et créatif que la haute gastronomie traditionnelle, on y cassait les codes, c’était très libre. À ce moment-là, je travaillais dans l’édition, mais j’avais besoin de changement. Quand une opportunité de reconversion financée s’est présentée, je n’ai pas hésité. J’ai donc passé un CAP à l’EPMT à 28 ans, avec des stages au Frenchie et dans d’autres restaurants, où j’ai découvert la réalité physique et intense du métier, presque ouvrier. Malgré les difficultés, j’ai adoré et j’ai vite su que je voulais ouvrir mon propre restaurant.

H93 : Tu décides donc d’ouvrir ton lieu à Saint-Ouen avec deux autres associés. C’était un choix évident ?
A : Oui ! Le 93 c’était une évidence. L’offre était tellement saturée à Paris, je ne voyais pas l’intérêt d’ouvrir encore un lieu intra-muros. Et en 2009, la banlieue manquait cruellement de bonnes tables créatives et accessibles, alors que la demande et le pouvoir d’achat étaient là. Je voulais un lieu où j’aurais pu moi-même être cliente. Donc oui, la Seine-Saint-Denis a été mon choix premier ! Et le local à Saint-Ouen au cœur des Puces était une super opportunité – j’ai ouvert Bonne Aventure en 2009 avec deux associés, Mathias Tenret et Laurent Decès, qui connaissaient déjà le monde de la restauration. Le Café Jaune a ouvert en 2023, l’année qui a suivi ma première grossesse.

H93 : Depuis le Prix Fooding 2009 pour Bonne Aventure, tu as une belle presse. Quel est l’impact sur la fréquentation des deux lieux et la vision de la restauration en banlieue ?
A : Le Prix Fooding, ça a été une vraie reconnaissance, tant de mon travail que de celui de mon équipe. En 2009, il y avait très peu de tables du genre en banlieue parisienne, donc le Prix Fooding a été un bon coup de projecteur sur ce qu’il se passait « au-delà du périph’ », c’était de vrais dénicheurs de tendances. Sur la fréquentation, bien sûr cela a eu un impact, mais comme le quartier des Puces était très touristique, Bonne Aventure accueillait déjà des touristes du monde entier les week-ends. Et la clientèle du quartier était déjà très fidèle en semaine. Par la suite, beaucoup de média ont suivi et ont parlé de nous. Un vrai boost, surtout pour ouvrir notre deuxième lieu, Le Café Jaune en 2023, toujours avec les mêmes associés. La clientèle était en demande ! Il y a un vrai dynamisme sur le territoire mais on manque encore de média pour relayer et changer l’image du département.
H93 : Tu te verrais entreprendre ailleurs qu’en Seine-Saint-Denis ?
A : Aujourd’hui j’y suis vraiment bien, j’y suis installée avec ma famille, j’y ai mes habitudes, les deux lieux sont l’un en face de l’autre – ce qui me facilite la vie. J’aime aussi prendre cette part de responsabilité en tant que restauratrice de contribuer au territoire dans lequel je suis implantée. La cuisine ce n’est pas que dans l’assiette, c’est politique. Par le choix des aliments, des fournisseurs, la relation avec ses employés, le bien-être au travail. J’essaye de faire au mieux avec ma vie de maman, ce n’est pas évident. La côte Atlantique me fait envie, mais je n’ai pas envie de quitter Saint-Ouen pour le moment. Il y a encore beaucoup de choses à faire et à voir, c’est excitant de voir le département bouger !
H93 : Justement, est-ce que tu as des plans gourmands à Saint-Ouen ou ailleurs en Seine-Saint-Denis ?
A : Bien sûr ! Pour moi le meilleur endroit reste le Marché de Saint-Denis. Il faut y aller au moins une fois dans sa vie. C’est gigantesque, c’est coloré, c’est bruyant, on s’y perd mais c’est fascinant. Pas très loin, il y a le supermarché afro-créole BAO, où je trouve beaucoup de produits qui me rappellent mon enfance, et des sirops aux saveurs incroyables, qu’on ne trouve que là-bas. Un passage obligé après la visite de la Basilique de Saint-Denis !
Résolument engagée et ancrée dans son territoire, la cuisine de la Cheffe Alcidia Vulbeau ne se limite pas à l’assiette. Avec les deux établissements Bonne Aventure et Le Café Jaune, la cheffe de l’Île Saint-Denis, à travers son parcours atypique, redonne ses lettres de noblesse à la restauration en banlieue parisienne, en proposant une cuisine accessible et décomplexée.
Jody de Hello Neuf Trois
Crédits photo : Sophie Loubaton