Ambassadrice In Seine-Saint-Denis: Alice Diop, la caméra à fleur de peau
Ses documentaires radiograpient en profondeur la Seine-Saint-Denis. Née à Aulnay-sous-Bois, la réalisatrice de 38 ans a remporté un César 2017 pour « Vers la Tendresse », court-métrage touchant qui cerne la relation à l’amour des jeunes des quartiers populaires. Portrait.
Quand on lui demande pourquoi la quasi-totalité de ses documentaires portent sur la Seine-Saint-Denis, Alice Diop prend le temps de rentrer en elle pour donner une vraie explication. Répondre que c’est parce qu’elle y est née il y a 38 ans, à Aulnay-sous-Bois, ne saurait suffire à celle qui aime sonder le fond des choses. « Sans doute que je me sens la responsabilité de tirer ce territoire de son invisibilité et de contrer une surenchère médiatique qui enferme souvent ce département dans les caricatures du fait divers. » Et il faut dire que la jeune femme, qui a découvert « la puissance du documentaire sur le tard », en fac de sociologie, y parvient plutôt bien.
« A travers ce documentaire, j’ai voulu donner un visage humain aux migrants, qui sont bien trop souvent pensés comme des statistiques ou comme un problème, alors que cela pourrait être chacun d’entre nous. »
Sa dernière œuvre, « La Permanence », filmée intégralement à la Permanence d’accès aux soins (Pass) de l’hôpital Avicenne à Bobigny, humanise profondément la souffrance des migrants. Dans la consultation du docteur Jean-Pierre Geeraert, admirable d’écoute et d’empathie, on voit ainsi arriver Mamadou, Joginder ou encore Mariama, qui se confient sur leurs maux physiques mais aussi psychiques, le déracinement, l’absence de l’être aimé, les casse-têtes administratifs. Tout en pudeur et en retenue, cette plongée au coeur de la douleur de l’exil est aussi une bonne piqûre de rappel pour tous ceux qui feraient encore la distinction entre prétendants à l’asile politique et migrants économiques. « Quelle différence, puisque les seconds ne sont pas non plus partis de gaîté de cœur et sont autant en détresse que les premiers ? », s’interroge Alice Diop qui préfère généraliser le propos : « A travers ce documentaire, j’ai voulu donner un visage humain aux migrants, qui sont bien trop souvent pensés comme des statistiques ou comme un problème, alors que cela pourrait être chacun d’entre nous. »
Si la trajectoire de ces hommes résonne à ce point en Alice Diop, c’est peut-être aussi parce que plus qu’une autre, elle sait les difficultés de l’exil. Elle-même fille d’immigrés sénégalais, arrivés en France dans les années 60, elle a grandi jusqu’à ses 10 ans dans la Cité des 3000 d’Aulnay-sous-Bois où la famille s’implante après que le père a trouvé du travail dans l’industrie automobile.
C’est à l’occasion d’un cours de fac – suivie à Évry – qu’Alice Diop découvre le potentiel esthétique et politique du documentaire. « Permettant de montrer toute la complexité du réel, ce genre me comblait, moi qui m’étais dirigée vers des études d’histoire et de sociologie », se souvient la jeune femme, alors gagnée par une boulimie de découverte des références en la matière : Dominique Cabrera, Frédéric Wiseman, Chris Marker.
Et pour celle qui juge que la banlieue reste toujours insuffisamment représentée à l’écran aujourd’hui – « même s’il y a du mieux » – le choix de sujet, à l’heure de passer aux travaux pratiques, va s’imposer comme une évidence : les quartiers populaires et ce qu’ils ont à dire à l’ensemble de la société. « Je pense que depuis la périphérie, on voit mieux le centre. Filmer la banlieue, c’est aussi avoir un propos sur la France d’aujourd’hui. » C’est donc tout naturellement qu’Alice Diop commence à raconter par l’image ses proches, son environnement immédiat, avec la grande sensibilité qui la caractérise.
Dans « La Tour du monde », la réalisatrice revient sur les lieux de son enfance à la cité de la Rose des Vents, en y donnant à voir l’incroyable melting-pot que compose son voisinage. « La Mort de Danton » suit le parcours d’un jeune comédien de la Cité des 3000 au cours Simon. Et « Vers la tendresse », qui lui a donc valu le César 2017 du meilleur court-métrage (ex aequo avec Maman(s) de Maïmouna Doucouré), s’intéresse à comment on parle d’amour dans les quartiers populaires, loin des habituels stéréotypes sur la banlieue. « Attention, mon propos n’est pas d’être une ambassadrice de la Seine-Saint-Denis ou d’en embellir l’image. Je ne fais pas du marketing. Je cherche simplement à faire comprendre qu’il y a de l’universel dans ces territoires-là et des questionnements propres à être partagés par tous, pas seulement par les gens qui y habitent. », insiste-t-elle.
La réalisatrice a beau connaître comme sa poche la Seine-Saint-Denis, elle qui a été animatrice périscolaire à Aulnay-sous-Bois et qui vit désormais à Noisy-le-Sec, elle s’efforce encore et toujours de promener sur ce territoire un regard neuf, pour en chasser toute idée préconçue. « Les discours tout faits sur la banlieue après les attentats de Charlie ou du 13 novembre, souvent délivrés par des gens qui n’ont même pas eu l’honnêteté intellectuelle d’aller voir sur place, me rendent malade. Réarpenter ces territoires, même pour moi qui a priori les connais, m’est donc apparu comme le remède pour soigner ce trouble que j’ai ressenti », explique-t-elle.
Dans sa prochaine œuvre, un ouvrage et une idée lui serviront pour cela de fil rouge : « Les Passagers du Roissy Express », paru en 1990. Dans ce journal de bord d’un nouveau genre, naïf et en même temps très observateur, l’écrivain et éditeur François Maspero prenait le parti de visiter toutes les villes traversées par le RER B, dont une bonne partie en Seine-Saint-Denis. Près de trente ans après, alors que se profile le Grand Paris Express, Alice Diop a choisi de refaire ce trajet, accompagnée d’un aquarelliste pour y relater à son tour ses « choses vues ». « Je ne sais pas encore quelle forme va prendre ce documentaire, si je vais confronter mes impressions à celles de Maspero il y a 26 ans. Ce qui est sûr, c’est que sillonner la Seine-Saint-Denis à pied m’a permis de m’immerger de manière complexe dans ces territoires ». Alice Diop, ou l’art de filmer la complexité de façon simple.