Art de l’éloquence en Seine-Saint-Denis : interview croisée entre Sylvie Vassallo et Denis Podalydès

Art de l’éloquence en Seine-Saint-Denis : interview croisée entre Sylvie Vassallo et Denis Podalydès

Jusqu’au 14 mai prochain, 4 champions de la lecture à haute voix de notre Département, tous âgés de 10 ans, sont en compétition pour la finale régionale des Petits Champions de la Lecture. Ils se sont qualifiés le 10 avril dernier à Bobigny lors de la finale départementale de ce jeu national créé par le Syndicat National de l’Édition. Cette année, – c’est un record – 80 classes se sont prêtées à l’exercice… Existe-t-il un goût des mots et un plaisir de lire in Seine-Saint-Denis ? Interview croisée entre Sylvie Vassallo, directrice du CPLJ, Centre de Promotion du Livre de Jeunesse qui organise ce jeu dans le département, et le comédien Denis Podalydès, sociétaire de la Comédie Française.

Si vous deviez tous les deux vous replonger, quelques années en arrière, vous êtes en CM2 et on vous propose de participer aux Petits Champions de la lecture quel texte auriez-vous aimé lire à haute voix ?

Sylvie Vassallo : J’aurai choisi Fifi Brindacier sans hésiter. J’ai lu, relu, visionné ses histoires en boucle à cet âge-là. C’était mon idole. Par contre je ne suis pas certaine que je me serais sentie très à l’aise pour lire à haute voix et trouver le ton juste pour passer ce texte émouvant et impertinent.

Et vous Denis Podalydès ? J’aurais hésité entre « Mon bel oranger », de José Mauro de Vasconcelos, livre qui me bouleversa dans mes premières années de lecteur, Tipiti le rouge-gorge, qui fut le premier livre que je lus en entier… Et mes propres poèmes… Car aussitôt que je sus lire, et qu’on m’offrit une merveille : mon premier livre de poésie, je me mis à en écrire ! La poésie m’apparut immédiatement comme la matière première de la lecture à voix haute. Si je réfléchis bien, j’aurais lu (ou dit, car je le sus assez vite par cœur) Ma bohême d’Arthur Rimbaud : Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées / Mon paletot aussi devenait idéal

Sylvie Vassallo, le CPLJ est le premier relais du concours sur notre territoire. Pourquoi est-ce qu’en SSD, la lecture à haute voix prend une dimension particulière ?
Spontanément, je dirais qu’en Seine-Saint-Denis tout prend souvent une dimension et une couleur particulière ; en raison de l’ampleur des difficultés des habitants, des enfants, des jeunes sur le plan scolaire, social, culturel… Et également pour l’enthousiasme que les projets culturels suscitent. C’est encore plus vrai quand il s’agit du rapport à la langue, à la lecture, aux livres : les injustices sont plus fortes qu’ailleurs, et j’ai l’impression que l’énergie qui se dégage pour s’approprier des actions nouvelles est proportionnelle à ces difficultés. En témoigne la progression du nombre de groupes inscrits au jeu national des Petits champions de la lecture, passés de 11 à 80 en quatre ans. Ce qui représente deux mille enfants de dix à douze ans.

 

Denis Podalydès, vous avez incarné un professeur agrégé de Lettres, dans le film Les Grands Esprits, tourné au collège Barbara à Stains… Quel souvenir en gardez-vous ?
Un souvenir magnifique. Pendant un mois, je tournais tous les jours, de 8h à 20h, en classe avec ces enfants. Nous avons eu une relation de quasi prof à élève, puisque je restais en classe et eux aussi, tout au long de la journée. Le réalisateur tenait à une certaine part d’improvisation et de vérité des rapports, qui me permettait de développer un argument, une relation, une explication. Je leur ai ainsi parlé des Misérables de Victor Hugo pendant une matinée, avec lectures à voix haute, dans lesquelles je tâchais de saisir leur attention le plus possible. Quant à eux, dans ces longues séquences improvisées, ils se libéraient peu à peu, retrouvaient leur statut d’élèves, écoutaient, intervenaient, riaient, de sorte que nous n’étions plus tout à fait dans le jeu cinématographique, mais dans une relation intermédiaire, car conscients toutefois de la caméra.
Donc j’ai appris à connaître les élèves, un à un, eux aussi ont appris à me connaître, j’ai dû surmonter des difficultés (l’inattention, le défi, l’insolence ou l’indolence).
J’ai très rarement eu le sentiment d’être devant des enfants à problème, plus indisciplinés, plus perturbés ou plus incultes que d’autres. Certes, ces enfants avaient été choisis par le réalisateur, étaient capables de supporter un tournage, mais ils appartenaient au collège Barbara, vivaient pour la plupart dans la cité du Clos Saint-Lazare et n’avaient pas des vies toutes roses. Mais dès lors qu’un lien s’était crée entre nous, que chacun allait, essayait d’aller au delà de ses préjugés, de ses déterminismes, de son confort ou inconfort de position, nous entrions dans une relation de savoir et de jeu (puisque nous jouions) et c’était parfois absolument bouleversant.

Beaucoup de ces élèves m’ont impressionné par leur intelligence, leur humour, leur maniement de la langue, leur réactivité, etc.

Sylvie Vassallo, depuis 4 ans, vous suivez ces jeunes lecteurs à haute voix de Seine-Saint-Denis,  chaque année plus nombreux à se prêter au jeu. Est-ce qu’il y une « patte made in SSD » ?
Oui l’oralité identifie ce territoire où le Slam et Rap sont des arts bien implantés, où sont nés l’association Eloquentia et le festival de lectures urbaines Vox et bientôt le premier Salon du livre audio ou d’autres initiatives telle que la Troupe Éphémère créée au TGP.

A voix haute, au double sens d’être entendu et de se faire entendre, ça sonne bien ici.

Pour autant il n’y a aucune évidence à ce que cet exercice de lecture à voix haute soit aisé aux enfants du département. Notre équipe met sa « patte », son expérience dans la médiation littéraire au service de ce projet et a noué des partenariats solides avec la Direction des services départementaux de l’Education de la Seine-Saint-Denis et avec les bibliothèques du département pour réussir.
Ainsi, du mois de septembre au mois d’avril, nous accompagnons les enseignants dans leur connaissance de la littérature de jeunesse et nous les formons aux techniques de la lecture à voix haute. Des malles des petits champions de la lecture circulent dans les classes pour que les enfants puissent choisir leurs récits contemporains et les classes inscrites au jeu rencontrent des auteurs pendant le Salon du livre de jeunesse ; cela rend le jeu plus fort, plus concret, plus vivant. Les bibliothèques accompagnent les finales intermédiaires.
Finalement, s’il y a une patte départementale elle tient à cette double évidence : engager un jeu autour de la voix et travailler les médiations indispensables à lever les difficultés pour le mettre en œuvre.

Ce concours s’adresse aux élèves de CM2. Sylvie Vassallo, d’après vous, c’est important à cet âge-là particulièrement de déjà maîtriser l’art des mots et de l’éloquence ? Ou tout doit venir à point ?
C’est décisif mais pas réellement aisé. C’est un vrai défi de lire à cet âge devant parfois 80 personnes. Cela demande déjà d’avoir le désir de lecture, de ressentir pleinement le texte pour savoir le lire, le faire ressentir à son public. Cela demande aussi de savoir mettre en scène sa lecture sans se mettre en scène. Forcément les enfants ne sont pas égaux devant ce jeu qui en appelle à leur corps. En plus de tous les accompagnements que je viens d’évoquer, nous sommes tout spécialement attentifs à ceux qui sont le plus en difficulté d’expression et avons installé une « règle » locale. A chaque étape du jeu il y a deux gagnants. Un garçon et une fille. Parce qu’à cet âge-là, les garçons ont parfois moins de facilité pour s’extérioriser. Cela nous permet également d’appuyer sur l’idée de jeu, d’équipe, de diversité, d’émulation plutôt que de compétition. Depuis quatre ans, nous avons vécu de grandes émotions, la mise en lumière de textes forts et une belle générosité de ces jeunes lecteurs engagés pour partager le goût de la lecture.

Denis Podalydès, lorsqu’on lit à haute voix, on met le ton, l’intention, on joue les personnages… Alors finalement quelle différence y-a-t-il entre la lecture à haute voix et la comédie ?
Il faut avoir à l’esprit que ceux qui nous écoutent, quand on lit devant eux, ont à faire un effort assez soutenu d’attention, de concentration et d’imagination. Ils ne disposent que d’un seul sens (l’ouïe) pour nourrir leur pensée et leur sensibilité. Celui ou celle qu’ils voient lisant n’a pas toujours ou pas directement un rapport avec ce dont on parle, la matière du texte, son sujet, son époque, les personnages qu’il fait vivre, même si son visage, ses expressions, ses mimiques, éventuellement ses gestes, peuvent contribuer à la compréhension et à la perception sensible du texte. Il faut donc, non pas leur mâcher le travail, mais tenir compte de cet effort et leur faciliter la tâche. Pour moi, le premier devoir du lecteur est d’être intelligible, clair, comme translucide, à la fois dans son élocution et son expression. Ce qui rend la chose tout de même un peu différente du jeu théâtral, de la comédie.

Parfois, le lecteur prend en charge non pas un mais plusieurs personnages…
DP : Oui et il doit prendre aussi l’atmosphère et le rythme, la pensée générale, les arguments, les descriptions, etc. Il doit donc à tout moment, et dans tous les aspects du texte, contrôler et permettre la pleine compréhension de l’auditeur, sinon, celui-ci se perdra et diminuera son effort d’attention. Il est donc non seulement acteur, mais aussi metteur en scène, éclairagiste, ingénieur du son, machiniste, du texte !
Pour moi, à ce stade, comme je ne suis pas dans l’incarnation d’un personnage, mais dans l’incarnation d’un texte, transmetteur d’un style et d’un monde (quand il s’agit d’une grande œuvre), ce n’est plus du tout de la comédie. C’est autre chose. Une expérience esthétique particulière, inassimilable au théâtre ou au cinéma. Je dirais presque : un genre ou un art en soi. C’est bien moins médiatisé ou considéré que l’art de l’interprétation d’un rôle au cinéma ou au théâtre, ça n’a généralement lieu qu’une fois, ce n’est pas très bien payé (par rapport au travail que cela exige), mais c’est tout aussi important à mes yeux.

Denis Podalydès, vous êtes vous-même, lecteur de livre audio. Pourquoi ajouter cette corde à votre arc, qu’est-ce qui vous plait dans cet exercice ?
Cet exercice est tout aussi important pour moi que de tourner des films et de jouer des spectacles. J’ai toujours été grand auditeur de livres audios. Quelques unes de mes plus grandes émotions esthétiques, je les ai connues à travers ces enregistrements : j’aimais les œuvres, j’aimais la voix des acteurs lisant ces œuvres, (Bouquet lisant Sartre, Vitez lisant la route des Flandres, Lonsdale et Dussollier lisant Proust, etc), j’aimais écouter ces voix et ces textes pendant des heures, absent au monde et à moi-même. J’avais l’impression que ça m’entrait dans la chair et la mémoire et m’appartenait pour toujours. Dès que j’ai pu le faire, enregistrer moi-même, je m’y suis adonné avec un immense plaisir. J’ai un sentiment de nécessité : je dois le faire.
Je voudrais juste ici — un peu immodestement peut-être et qu’on me pardonne — joindre la première page de mon livre Voix off  (Extraits ) qui répond directement à ce sujet.

 

Crédits photo: Ted Paczula